C’est intéressant de savoir que, dès le XVIe siècle, il est considéré comme un chef d’œuvre. En 1597, le roi de Bavière va voir les chanoines d’Issenheim pour leur proposer de faire une copie du retable, et de garder l’original pour lui ; il propose une somme importante mais les chanoines refusent. Bien sûr, c’est une œuvre monumentale mais ça ne répond pas à la question, car il existe d’autres retables de grande envergure en Allemagne ou en Pologne. Cela peut marquer les gens, mais ça n’en fait pas un chef d’œuvre. Ce qui fait la particularité du retable, ce sont ses deux exceptionnels auteurs ; avec Dürer ce sont certainement les meilleurs de leurs temps.
© Sandrine Bavard Pantxika De Paepe, conservatrice en chef du musée Unterlinden et spécialiste du retable.Grünewald a peu réalisé, mais il a un style très personnel, très expressif, avec des couleurs violentes, mais une subtilité de nuances, et des vraies « gueules ». Quand on a vu un Grünewald, on les reconnaît tous. Il faut savoir que Nicolas de Haguenau a, lui, reçu une commande pour réaliser le retable du maître-autel de la cathédrale de Strasbourg (aujourd’hui détruit, ndlr) avant Issenheim, donc il était considéré comme le meilleur. C’est un artiste toujours à la limite entre le naturalisme et la caricature, ce que l’on voit très bien dans les traits des visages, avec ici, la peau flasque, là une dent qui manque…Ils étaient tous les deux précurseurs, autant dans le style que dans la technique. Et quand on compare leurs œuvres avec celles de leurs contemporains, on voit qu’ils sortent du lot.
La commanderie des Antonins d’Issenheim, connue dans toute l’Europe, était un lieu où on allait en pèlerinage. On y vénérait Saint-Antoine censé faire guérir d’un mal affreux, le feu de Saint-Antoine, l’équivalent de la peste à l’époque, fruit de la colère divine croyait-on. Aujourd’hui, on sait que c’est une maladie provoqué par un parasite dans l’ergot de seigle qui contractait les vaisseaux sanguins, et qui provoquait des nécroses dans les extrémités. Et la seule façon de guérir était d’intercéder auprès de Dieu. Le malade qui arrivait à Issenheim était conduit dans le chœur devant le retable, alors que le peuple restait habituellement dans la nef. Il buvait le Saint-Vinage, un breuvage à base de vin, qui trempait dans les reliques de Saint-Antoine avec des plantes calmantes.
Au XIVe et début du XVe, on est dans un art hiératique et narratif, qui montre l’importance de l’église, des sociétés. On voit une évolution à la fin du XVe et début du XVIe, des sentiments nouveaux apparaissent et notamment le thème de la nature. Il y a une rupture dans l’image de la dévotion : on est plus proche de la souffrance des gens, et le christ souffre autant que le fidèle. Avant, il n’y avait pas du tout cette violence représentée : Dieu est amour, Dieu est pitié, mais pas Dieu est violence. Imaginez un fidèle du XVIe siècle : il n’a jamais vu la crucifixion d’un christ qui est un cadavre, avec un fond sombre, avec des marques de flagellation, avec des pieds explosés par des clous, avec des ongles bleus. Et tous ces éléments se retrouvent à la hauteur de ses yeux : il y a de quoi être impressionné !
Grünewald était reconnu de son vivant et des artistes comme Hans Baldung Grien ou Albrecht Aldorfer étaient dans la même mouvance. Il faut savoir que ce retable était dans un couvent, et non dans une église ouverte à tous, donc il a été peu vu. C’est seulement au XIXe , quand il est présenté au musée Unterlinden, qu’il va avoir plus d’impact. Au XXe, des artistes comme Picasso, Sutherland, Johns, Saura, ont été touchés et influencés par ce retable. Otto Dix et son triptyque de la guerre transpire de la même violence. Jasper Johns reprend dans ses toiles le personnage de l’agression de Saint-Antoine. Graham Sutherland s’attarde sur la figure du Christ. Tous légitiment l’œuvre encore davantage.
Pour restaurer une oeuvre aussi emblématique, on a commencé par le panneau le plus documenté, celui de Saint-Antoine. Évidemment, un comité scientifique a été réuni pour analyser l’oeuvre le 5 juillet et a voté le protocole proposé par les deux restauratrices. Il s’agit d’un amincissement des vernis, et nous n’avons pas touché à la couche picturale. La restauratrice a été rapide car elle avait déjà travaillé sur des retables d’Issenheim et des Dominicains, elle connaissait la composition des vernis de protection et savait quel solvant employer. Pour ne pas qu’il pénètre profondément dans la matière, il fallait faire vite, en 5 jours. Avec cette polémique, la Direction des musées de France a gelé le projet, mais un nouveau comité scientifique se réunit le mois prochain. Si son avis est positif, on pourra continuer la restauration sur un deuxième panneau. L’oeuvre a des soulèvements et des lacunes, il faut cette mesure conservatrice et esthétique pour la redécouvrir.
Propos recueillis par Sandrine Bavard
Voir aussi Décor, une oeuvre contemporaine en regard du retable d'Issenheim
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